ÉLOGE DE CLÉMENCE ISAURE


par Le Général Salvan l’un des quarante mainteneurs

Bien entendu, en ces temps du retour de la barbarie, il convient de faire l’éloge de Clémence Isaure, égérie de notre Académie. Cette Académie fut fondée en 1323 par sept troubadours : ils étaient auteurs, compositeurs, interprètes, ancêtres d’une tradition qui s’est poursuivie chez nous jusqu’à Nougaro et Juliette, entre autres !
En 1356, le manuscrit des Leys d’amor rapporte qu’« une dame de haut rang, avenante, gracieuse et belle, donne une violette à un troubadour ». Cette anonyme, muse du troubadour, était-elle la lointaine aïeule de Clémence Isaure ou son premier avatar ?
Certes, les relations entre les troubadours et la gent féminine ne furent pas toujours idylliques ou platoniques. Souvenons-nous de Marie la louve, cette châtelaine des environs de Carcassonne qui consommait allègrement seigneurs, troubadours ou manants. Comment fut choisie la première égérie de notre Académie ? Mais est-ce important ? Comme le chantait Georges Brassens :
« Qu’elle fût fille sage ou fille de rien,
qu’elle fût pucelle ou qu’elle fût putain,
on se souvient d’elle, on s’en souviendra ! »
À propos de nos troubadours fondateurs, on peut évoquer le souhait de Houellebecq dans son dernier livre La Carte et le territoire : « Pour les préraphaélites comme pour William Morris, la distinction entre l’art et l’artisanat, entre la conception et l’exécution devait être abolie : tout homme, à son échelle, pouvait être producteur de beauté − que ce soit dans la réalisation d’un tableau, d’un vêtement, d’un meuble ; et tout homme avait le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. ».
Clémence Isaure est d’abord une image de la beauté et de l’intelligence, ainsi qu’une source d’inspiration pour les artistes. Citée déjà par Étienne Dolet en 1533, certains esprits malveillants mettent pourtant en doute son existence terrestre. Notre région concentre de nombreuses statues et portraits de Clémence Isaure, bien des poètes l’ont chanté et la chantent. L’an dernier, dans une pièce, Pastel carambouille, créée par le Grenier de Toulouse, on évoquait les Jeux floraux et Clémence Isaure comme des atouts de notre ville. Clémence Isaure est bien devenue un objet d’art, un mythe, entretenu par notre Académie.
Que l’existence de Clémence Isaure fut mythique ou réelle, est-ce bien important ? Boris Vian, dans son avant-propos à L’Écume des jours, nous fournit une caution : « Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». L’existence de Clémence Isaure est vraie, puisqu’elle fut la muse, l’inspiratrice de poètes, de peintres, de sculpteurs et de tant d’artistes. L’essentiel, c’est que Clémence Isaure inspira des artisans, puis des artistes, troubadours ou autres. L’art n’a rien à voir avec la raison ou avec l’histoire ; l’art est affaire de personnalité, de passion, de sensation. L’artiste nous fait percevoir d’autres réalités que celles de la raison ou de l’expérience. Qu’est ce qu’un mythe, qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce qu’une chanson, qu’est-ce qu’un artiste ? Dans le laps de temps qui m’est accordé, je ne répondrai pas à toutes ces questions, et je me ferai aider par des femmes et des hommes qui réfléchissent depuis longtemps à ces problèmes.
Écoutons Bergson : « Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait continuellement à l’unisson de la nature ».Quant au mythe, citons Denis de Rougemont : « Un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante…Il procède donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe. Son origine doit être obscure. Et son sens l’est même en partie… Mais le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu ».
Clémence Isaure, c’est donc celle que notre Académie a créée et célébrée comme telle.
La réalité qu’ont élaborée les artisans que furent les troubadours et que poursuivent les mainteneurs des Jeux Floraux, c’est l’icône de Clémence Isaure, et notre tradition de goût pour la poésie et le beau.
L’important, c’est que quelques mainteneurs assemblés depuis le XIV e, et surtout depuis le XVIe siècle, aient construit et transmis, à partir de l’existence, réelle ou non, d’une égérie, le mythe de Clémence Isaure, un mythe toujours vivant et une image de la femme qui traversa les siècles dans notre région, dans notre Académie dont elle est l’âme. L’image de la femme qu’ils tissèrent a subsisté, en dépit des effroyables tempêtes des guerres de Cent ans puis de religions, et des tragédies qui ravagèrent notre terre jusqu’au XXe siècle.
La fine amor, l’amour courtois, s’adressait à une femme mariée et de condition supérieure à celle de l’amoureux. On tenait en haute idée l’autre, dont on arborait le coeur au bout de sa lance, telle que la chanta Giraud de Borneil :
« Toi fin amor qui me soutient
qui dois garder
les fins amants de faire folie
sois pour moi guide et garant
envers ma dame qui me vainc ».
L’Académie des jeux floraux poursuit cette célébration de la jeune fille, initiée par Chrétien de Troyes, quand il célébra l’amour courtois et la femme absolue, celle qui nous relie au ciel par l’entremise de la Madone, l’intelligence spirituelle, le charme sensible ou le désir. Chez Dante, on retrouve cette idée de la femme « Madonna intelligenza ». Elle est au centre également de La Princesse de Clèves.
Laissez-moi traverser les siècles.
Vers les années 1970, c’est Éric Rohmer qui reprit le flambeau, en rénovant les avatars de Clémence Isaure, d’abord avec Françoise Fabian et Ma nuit chez Maud (1969), avec Béatrice Romand et Le Genou de Claire (1970), puis avec Arielle Dombasle, en nous offrant une superbe image, à la fois floue et érotique, de la jeune femme. Ma nuit chez Maud, c’est une parabole sur l’inutilité de la tentation et l’attente saine de l’idéal. C’est la jeune fille qui transmet la force à l’homme, toujours faible. C’est l’interprétation contemporaine de la notion de shakti de l’indouisme aryen. C’est Blanchefleur, la demoiselle aux petites manches, qui demande à Perceval le Gallois (1978) de défendre ses couleurs. Dans L’Anglaise et le Duc » (2001), c’est une femme qui s’élève, au risque de la guillotine, contre ce roublard et triste sire que fut le duc d’Orléans, prêt à tout pour ses ambitions.
En 2010, Franz Olivier Giesbert évoquait la disparition de la culture, à la télévision et ailleurs. La priorité de l’Académie des Jeux Floraux, à travers l’image de Clémence Isaure et ses premiers chantres, nos sept troubadours fondateurs, c’est de maintenir la culture, mais aussi l’amour courtois et l’image de femmes qui ne se galvaudent pas. Nous sommes donc aux antipodes d’Histoire d’O.
Lorsque les viols sont devenus courants dans nos villes et banlieues, lorsque la pornographie, la vulgarité, l’impudeur s’affichent, lorsque au sommet de l’État on ne comprend pas l’intérêt de la Princesse de Clèves pour vérifier le niveau culturel d’un fonctionnaire, il faut revenir à Montalembert : « Les longs souvenirs font les grands peuples. La mémoire du passé ne devient importune que lorsque la conscience du présent est honteuse ».
Que Clémence Isaure nous inspire et nous protège !

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